Cuisine nomade et alcool de lait
Par
Samia Iommi-amunategui et Sonia Lopez Calleja
« Pour
bien aimer un pays, il faut le manger, le boire et l’entendre chanter ».
Cette phrase de Michel Déon, résume très bien le projet en duo que nous avons
souhaité mettre en place Samia Iommi-Amuntagui, blogueuse culinaire de Cuisine et Sentiments et Sonia Lopez Calleja blogueuse sur le vin
de Vin de Presse. Dans une série d’articles croisés, nous allons vous faire
manger et boire le monde pour mieux le découvrir. Nous n’avons cependant pas
déterminé qui de nous deux chantera…
Pour
ce premier article croisé de notre rubrique « Le monde en bouteille et des
recettes au bout de la fourchette », nous souhaitions Samia et moi, vous
emmenez loin, très loin. Vous faire découvrir une contrée riche en histoire
mais peu touristique. Vous surprendre aussi, un peu. En un mot, vous dépayser.
Nous vous amenons dans la steppe, au pays des Khan, des guerriers à cheval, à
la rencontre des plats issus du nomadisme, du vignoble qui tente de ne pas
disparaître et des alcools… de lait.
Nous
voici en Asie centrale, au Kazakhstan. Fermez les yeux et imaginez : des
paysages à vous couper le souffle, de grandes étendues, la steppe qui se couvre
de tulipes rouges l’espace de quelques jours au printemps mais aussi l’air qui
se cristallise en hiver[1], vous
circulez dans une infinité de diamant qui scintillent autour de vous, qui vous
entoure. C’est beau. Vous en garderez le souvenir, à jamais. Et puis, il y a la
lumière. Celle qui brûle vos pellicules en été, celle qui prend des notes
mélancoliques avec l’autonome, celle qui donne de la douceur à la froideur
hivernale et révèle la beauté des paysages les plus austères. Celle qui vous
fait aimer toutes les déclinaisons de la végétation de la steppe. La lumière
d’Asie centrale.
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La steppe (photos Vin de Presse et Temujin) |
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Le relief (photos Vin de Presse) |
Vous
l’aurez compris, je suis une amoureuse de ce pays. Un pays de contraste.
Contraste des saisons avec des hivers pouvant aller jusqu’à -40° et des étés à
+40°. Contraste architectural avec des villes champignons comme Astana ayant
une architecture rappelant celle des pays du golf, des villes qui portent la
marque du soviétisme comme Almaty, des lieux de pèlerinage musulman et leurs
magnifiques mosquées aux coupoles bleues comme dans la ville de Turkestan.
Contraste des paysages avec la beauté de la steppe, les nombreux lacs, la
multitude de rivières et les chaînes montagneuses culminant à plus de 5000
mètres[2] !
Contraste des modes de vie, une population très urbaine côtoyant des ruraux
venus vendre leur production en ville et quelques éleveurs semi-nomades[3] se
déplaçant en yourte. Contraste des populations avec plus 100 nationalités
différentes, une mine d’or culturelle pour l’ethnologue.
Le
Kazakhstan est aussi un pays possédant une gastronomie riche aux multiples
influences, populations nomades qui le traversent depuis des siècles mais aussi
populations des pays limitrophes, populations migrantes volontaires ou non[4] :
kazakhes, ouzbèks, chinoises, russes, coréennes, allemandes, etc… Mais Samia
vous en parlera mieux que moi. Quant à moi, je
vous parlerai de 2 boissons avec lesquelles le Kazakhstan entretient des
relations séculaires : le vin et le lait. Il y a bien sûr d’autres
boissons traditionnelles comme le kvaz (à base de sarrasin fermenté) mais
celle-ci n’a pas une grande importance dans la société kazakhe. Il y a aussi
les boissons importées comme le thé, la bière, le champagne (russe) ou la
vodka, je n’en parlerai pas parce que ce sont les boissons d’ailleurs et
parfois comme la vodka, un alcool qui a un effet direct sur la mortalité des
hommes[5].
Le
vignoble kazakh a bien failli disparaître sous le soviétisme. Sous prétexte de
lutter contre l’alcoolisme qui sévissait dans le pays, Moscou avait planifié
une vaste campagne d’arrachage des vignes sans pour autant interdire la
consommation de vodka, importation russe. Cette dernière causant pourtant bien
plus de dégâts que le vin… Le vignoble kazakh est très ancien[6], il se
concentre dans le sud du pays, au climat légèrement moins continental. Les
vignes sont plantées sur les piémonts du Tian Chan[7]. Le vin
produit sur ces coteaux demeure encore aujourd’hui, très recherché dans toute
l’Asie centrale. Le plus connu, se nomme du joli nom Bibigul, le rossignol.
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Architecture (photos Vin de Presse) |
Malgré
la volonté des Kazakhs de maintenir leur vignoble, celui-ci ne cesse de
diminuer. Il est passé 27 000 hectares dans les années 1980 à 8000
hectares en 2009[8].
Un vaste programme de replantation a d’ailleurs été lancé par le gouvernement
en 2008 avec malheureusement beaucoup de cépages internationaux[9] – comme
le cabernet sauvignon, encore et toujours – qui
ne sont pas forcément adaptés au climat local. Faute de matière première
pour répondre à la demande locale, les producteurs[10]
s’approvisionnent en dehors du pays, en raisin, jus de première pression et
concentré venant d’Ouzbékistan (grand producteur de raisin) et d’Europe.
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Vignoble Kazakh (photo issyk wine) |
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Vin Kazakh Bibigul (photo Issik Wine et Bacchus) |
Cette
boisson a la réputation de maintenir en bonne santé, elle a d’ailleurs été très
en vogue au XIXème siècle pour ses vertus nutritionnelles et thérapeutiques en…
Europe[14]. Il
existe une grande variété de koumys (plus de 40) en fonction du temps de
fermentation et de leur période de production. Plus la période de fermentation
sera longue, plus le koumys sera fort en goût et en alcool. Il existe aussi une
autre boisson l’Araka obtenu par distillation de koumys, autrement dit de l’eau
de vie de lait ! La technique de fabrication du Koumys est la
suivante : le lait frais est versé dans des outres en peau, des seaux en
bois ou en plastique, on y ajoute préalablement un peu de vieux koumys desséché
qui joue le rôle de ferment, comme pour un yaourt. On laisse fermenté plusieurs
jours – le nombre de jours varie en fonction du type de Koumys que l’on veut
obtenir – à température ambiante accompagné d’un barattage régulier.
Je
ne peux finir mon article sans vous parler de l’importance de porter un toast
en Asie centrale et de quelques règles de… survie à l’hospitalité kazakhe.
Lorsque vous êtes invité à un repas qui a une quelconque importance – qui peut
être le simple fait de recevoir un étranger à sa table – vous allez assister au
cérémonial du toast. Et attention, car dans cette partie du globe, on ne
plaisante pas avec ça ! Celui-ci commence avant de manger, il est sous la
direction du tamada, le ‘maître de cérémonie’ qui présidera au déroulement du
repas. C’est lui qui désigne, après avoir prononcé son propre «toast», celui
qui devra porter à son tour le sien. Et personne n’y échappe ! Croyez-moi…
Entre les toasts – heureusement – les convives peuvent se servir et manger les
plats disposés sur la table.
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Koumys |
Ce
fameux toast n’est pas une simple formalité pendant laquelle on prononce un
simple tchin ou santé en kazakh. C’est un véritable petit discours que l’on
attend de vous, notamment si vous êtes en milieu rural. Et surtout pas de
paroles trop convenues, sinon c’est la déception assurée de vos hôtes. Au
Kazakhstan, il existe depuis des siècles des joutes poétiques et musicales
appelées aïtys, le toast est donc l’occasion de montrer ses qualités oratoires
d’improvisation. Si en plus, vous dîtes que vous habitez en France[15] – comme
j’ai eu la mauvaise idée de le faire – vos hôtes attendront de vous élégance,
raffinement, profondeur culturelle et long, long discours !
Que
faire ou plutôt que dire ? Remercier vos hôtes, quelques paroles sur leurs
qualités et celles de leurs proches, la situation qui vous a permis de les
rencontrer et d’être là, une ou deux choses sur votre pays d’origine ou le
vaste monde. Et lorsque vous ne savez plus quoi dire, terminer par le célèbre
slogan : la paix entre les peuples ! Effet garanti ! Vous serez
obligé de boire le premier verre car ce serait une impolitesse impardonnable,
mais un conseil ne jamais absorber l’intégralité du contenu des autres. Car il
y en aura beaucoup, beaucoup, beaucoup. Et si on vous demande si vous aimez et
respectez votre mère, dites… non ou ne répondez pas. C’est une vielle technique
locale pour vous faire boire ! Si vous dites oui, la réponse fusera :
alors bois, sinon tu n’es pas digne de ta mère !
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Toast lors du mariage de Daniar et Aygoul. (Photo Vin de Presse) |
[1] Nous
sommes dans un climat très continental, la température est tellement négative en
hiver que l’air se cristallise comme du givre ! La respiration n’est pas
toujours facile… mais c’est tellement magnifique !
[2] Le Mont
Khan (Khan veut dire chef du clan) Tengri culmine à… 7010 m !
[3] Malgré
la sédentarisation forcée sous le soviétisme, le nomadisme existe encore
aujourd’hui sous la forme d’éleveurs de chevaux et de moutons. Au nord, ils
continuent de pratiquer la chasse à l’aigle. Les aigles utilisées sont
exclusivement des femelles, réputées pour leur capacité de prédatrices et de
fidélité au chasseur qui opère une sorte de mariage rituel découlant de
pratiques chamaniques.
[4] Le
Kazakhstan a été dès l’époque tsariste, un pays de déportation. Tolstoï y
séjourna en tant que prisonnier politique, il a écrit un ouvrage à ce sujet
« mémoire de la maison des morts ».
Par la suite, les différentes communautés composant l’empire soviétique
ont été déportées soit comme prisonniers dans les goulags, soit comme
travailleurs. On retrouve donc des influences des pays limitrophes mais aussi
des populations déportées.
[5]
L’espérance de vie des hommes au Kazakhstan ne dépasse pas les 64 ans avec pour
cause première de mortalité l’alcoolisme, suivi du… suicide. Alors que celle
des femmes se rapproche de celle des pays européens.
[6] Les
origines remonteraient au VIIème siècle après JC avec l’importation de vignes
en provenance des pays frontaliers que sont la Chine et l’Ouzbekistan.
[7] Chaîne
montagneuse située au sud-est du pays, dans la zone frontalière avec la Chine.
[8] Chiffes
donnés par les missions économiques basées à Almaty.
[9] Les
cépages les plus rencontrés au Kazakhstan : cabernet sauvignon, cabernet
franc, chardonnay, merlot, riesling, pinot noir, aligoté, aleatico, muscat,
rkatsiteli, bayan shirey, koulijinski, maïki noir, magaratcha, …
[10] Les
principales entreprises kazakhes productrices de vin sont : Dyonis Issyk,
Gold Product Turgen, Bakhus et Semiretchie.
[11] Ceci
est valable aussi pour les alcools forts, la vodka ayant la plus grande
polyvalence : en friction sur la peau, agrémentée de piment pour faire
tomber la fièvre et combattre le rhume (mon pire souvenir thérapeutique), pour
désinfecter, contre la douleur des piqûres d’insectes, pour purifier des
mauvais esprits ou du mauvais œil et même pour… assouplir le cuir des chaussures !
[12] Il
existe plusieurs méthodes de fabrication en fonction des saisons. Par exemple
au printemps, le premier lait de la jument auquel on aura ajouté des ferments
sera versé dans un récipient traditionnel, en peau ou en bois. On le laissera
ainsi pendant 2 à 3 jours. Ce premier koumys sera servi pendant la fête de
Naouryz qui symbolise le renouveau. Cette fête aux origines zoroastriennes est
répandue dans toute l’Asie centrale. La coutume veut que l’on offre aux
personnes venues présentées leurs vœux un verre de koumys.
[13] On
retrouve la dénomination de vin de lait ou champagne de lait dans plusieurs
ouvrages du XIX siècle comme dans le Journal historique du voyage de M. de
Lesseps, 1790.
[14] Cet attrait pour les vertus thérapeutique du Koumys
s’est développé en Europe occidentale et en France dans les années 1870. Il
était utilisé notamment pour soigner la tuberculose et les maladies
gastro-intestinales. (Sources : Bull. Soc. Pharm. Bordeaux, 1999, 138,
91-111).
[15]
La France a une notoriété intellectuelle et culturelle très importante au
Kazakhstan.
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